Modernité
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La modernité est un concept multiforme dont les applications varient selon l'acception que l'on donne au mot. Entré dans l'usage à partir du deuxième tiers du XIXe siècle, le substantif français « modernité » est le calque du latin médiéval modernitas, issu de l'adjectif latin tardif modernus, lui-même dérivé, par l'intermédiaire de l'adverbe modo pris dans son acception temporelle (« récemment », « tout à l'heure »), du radical latin modus (« mesure », « limite », « manière », « mode [masc.] »)[1].
La notion de « moderne », sur laquelle repose évidemment celle de « modernité », est plurivoque[2].
En tant que concept philosophique, la « modernité » est pour les uns le projet d’imposer la raison comme norme transcendantale à la société, ou pour les autres la crise de la raison dans l'histoire, ou encore les deux à la fois[note 1], d'où la définition de « crisologie » que propose Gérard Raulet.
En termes de sociologie, la modernité est, selon Michel Freitag[réf. souhaitée], un mode de reproduction de la société fondé sur la dimension politique et institutionnelle de ses mécanismes de régulation, par opposition à la tradition, dans laquelle la reproduction d’ensemble et le sens des actions exécutées est régulé par des dimensions culturelles et symboliques particulières. La modernité est un changement ontologique du mode de régulation de la reproduction sociale, un changement qui lui-même suppose une modification du sens temporel de la légitimité. L’avenir dans la modernité remplace le passé et rationalise le jugement de l’action associée aux hommes. La modernité est la possibilité politique réflexive de changer les règles du jeu de la vie sociale. La modernité est aussi l’ensemble des conditions historiques matérielles qui permettent de penser l’émancipation à l'égard des traditions, des doctrines ou des idéologies données et non théorisées par une culture traditionnelle.
En histoire, où des jalons chronologiques sont nécessaires et/ou admis, la modernité est évoquée et associée avec l'époque moderne ou « Temps Moderne(s) »[1]. Elle commencerait en 1453 avec la prise de Constantinople par les Turcs, et dont la fin correspond à la Révolution française pour les historiens français et à 1920 pour les écoles historiques anglo-saxonnes[réf. nécessaire]. Cependant, certaines de ces affirmations précédentes font l'objet de discussions et de débats : ainsi, par exemple, Guizot fait commencer la modernité en 1492[1], et Illich, au XIIe siècle[3].
Aperçu étymologique : de modernus à « moderne » et « modernité »
L'histoire du mot « moderne », depuis la racine la plus élémentaire jusqu'à l'acception le plus complexe dans la littérature, a été étudiée par Hans Robert Jauss[4].
La plus ancienne attestation du substantif modernitas figure chez le chroniqueur Berthold de Reichenau, dans sa relation (contemporaine) d'un synode romain convoqué en 1075 par le pape Grégoire VII[1] : il y est question de modernitas nostra (« notre époque moderne »)[5].
Ce substantif médiéval modernitas est lui-même dérivé de l'adjectif tardoantique modernus, qui apparaît au Ve siècle[6]. Les deux termes dérivent de l’adverbe latin modo pris dans un de ses sens classiques, à savoir l'acception temporelle de « maintenant », « récemment », « il y a peu de temps », « dernièrement », « tout à l'heure ». L'adjectif modernus qualifie donc ce qui est apparu récemment et qui vaut encore au moment où l'on parle. Sa forme francisée « moderne » apparaît vers le milieu du XVe siècle[7].
Le vocable français « modernité » est attesté pour la première fois en 1822, sous la plume du jeune Honoré de Balzac, qui l'emploie au sens culturel de « Temps Modernes »[8]. Le mot reparaît peu après chez Chateaubriand qui, dans ses Mémoires d'outre-tombe (4e partie ; achevé peu avant 1841, publié en 1849), l'appliqua à ce qui, dans la ville de Prague qu'il visita en 1833, relevait de la vie moderne et des institutions de son époque, comme la douane et l'usage du passeport[9]. L'écrivain malouin l'emploie au sens de « caractère actuel, moderne, récent »[10]. Une troisième étape dans le développement sémantique du terme est marquée par Baudelaire. Celui-ci, dans Le Peintre de la vie moderne (rédigé en 1860, publié en 1863), au chapitre précisément intitulé « La Modernité », propose cette définition : « La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable ». Avec Baudelaire, ou mieux à partir de lui, « la modernité devient une valeur esthétique, toujours changeante par définition puisque liée à la mode (...), mais présente à toutes les époques »[11].
La modernité comme crise
On peut associer la modernité à la poursuite de l’idéal développé par les philosophes des Lumières (Rousseau, Holbach, Kant, etc.), c'est-à-dire à la lutte contre l’arbitraire de l’autorité, contre les préjugés et contre les contingences de la tradition avec l’aide de la raison. La modernité, c'est vouloir donner à la raison la légitimité de la domination politique, culturelle et symbolique, remplacer Dieu ou les ancêtres par une autorité venant de l’homme lui-même à condition qu’il soit guidé par des principes universalisés plutôt qu’assujetti à ses penchants ou à ses intérêts. Au XXe siècle, les philosophes de l’école de Francfort ont constaté que la modernité comme projet d’émancipation sociale n’a pas tenu ses promesses. La raison mise au service du principe de la conservation de soi est entrée dans un processus historique de domination de la nature externe et interne de l’homme. L’homme s’est lui-même enchaîné par la médiation de cette domination de la nature. Par exemple, le développement technique permis par la raison et la science s’est mué en esclavage vis-à-vis des contraintes sociales que nous produisons grâce à elle. C’est la dialectique de la raison qui explique l’échec de la modernité. La raison, au cours de son histoire, s’est progressivement vidée de sa capacité à déterminer des buts universalisés. Elle devient muette et incapable de dire aux hommes comment vivre. Ses succès n’ont lieu que dans le champ des sciences naturelles et de la technique, pas dans celui de la morale ou de la politique. Pour Habermas, la modernité est un projet inachevé que l’humanité doit défendre et reprendre pour ne point perdre son humanité. Sa philosophie implique de ne pas abandonner le monde social au rapport de force causé par le triomphe de la raison instrumentale (simple moyen) sur la raison entendu au sens de la philosophie grecque ancienne c'est-à-dire comme une recherche des fins et de leurs déterminations.
Pour Bertrand Russell, l'absence de téléologie doit maintenant fonder toute entreprise philosophique durable :
- « L'homme est la résultante de causes qui n'avaient pas prévu les effets qui en découleraient : son origine, son développement, ses espoirs et ses craintes, ses émotions et ses convictions ne sont que le produit d'associations d'atomes accidentelles… Aucun feu, aucun héroïsme, aucune pensée ni aucun sentiment aussi intenses soient-ils, ne peuvent préserver une vie au-delà de la tombe… Tout le labeur effectué au cours des âges, toute la ferveur, toute l'inspiration, toute l'éclatante expression du génie humain, sont vouées à disparaître dans l'extinction générale de notre système solaire, et tout l'édifice des réalisations humaines sera inévitablement enfoui sous les décombres d'un univers en ruines -- cela n'est pas absolument indiscutable, mais si près d'être certain qu'aucune philosophie ne peut espérer perdurer si elle rejette ces notions » [12]
Le sociologue français Alain Touraine, dans son ouvrage Critique de la modernité (Paris, Fayard, 1992), estime qu'il ne faut pas dissocier les deux visages de la modernité, à savoir la rationalisation (portée par la Renaissance et la philosophie des Lumières) et la subjectivation (portée par la Réforme). Le Sujet ne doit pas se limiter au rôle d'acteur par l'engagement. Il doit aussi préserver sa liberté, sa créativité et reconnaître celle de ses semblables (dégagement). Autrement dit, si le Sujet se limite à un projet, il ne s'incarnera plus qu'à travers lui et, une fois celui-ci abouti, il sera réduit au statut d'objet (de sa création). En cas de dissociation de la rationalisation et de la subjectivation, il existe, d'une part, un risque totalitariste et, d'autre part, un risque de replis identitaires et communautaristes.
Caractéristique historique
C’est en particulier la capacité d’institutionnalisation et la reconnaissance sociale de l’intériorité d’autrui indépendamment de sa place ou de sa fonction sociale qui caractérise entre autres la modernité.
Statut épistémologique
La modernité, c’est un idéal-type au sens de Weber, une construction théorique qui tente de correspondre à une réalité empirique historique.
Baudelaire, nous l'avons vu, affirma dès 1860 : « La modernité, c'est le fugitif, le transitoire, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. » (Le Peintre de la vie moderne, « La Modernité »). Ce sens s'est imposé en esthétique et en théorie littéraire, parallèlement au terme anglais « modernism » (beaucoup plus vaste que son calque français « modernisme ») et à son pendant allemand « Moderne ». Les œuvres de Walter Benjamin et Theodor Adorno, par exemple, s'inscrivent clairement dans cette ligne française du XIXe siècle.
Problématiques
La qualité d'être moderne, propre de la modernité, cache assez mal, dans les propos précités de Chateaubriand, le caractère très polémique de la notion. Après tout, chaque période de l'histoire a eu ses « modernes » et a pu passer en tant qu'époque pour représentative d'une modernité.
Dire cela, c'est évidemment livrer à la réflexion de chacun que tout homme a pu être confronté à la nouveauté, voir à l'esprit progressiste qui n'a pas manqué de faire florès dès lors qu'il s'est agi, au cours de l'histoire, de remettre en cause les traditions, les habitudes, les modes de vie, les perceptions communes et habituelles, voire les lois. Être moderne, c'est avant toute chose, « vivre avec son temps » et non pas désirer conserver ce qui est jugé ancestral. De ce point de vue, la modernité apparaît comme une crise, une crise des valeurs, mais aussi une crise de la pensée et une crise politique, qui concerne notamment la notion de « progrès » et conduit à interroger les principes fondamentaux de la vie politique. Le philosophe qui thématise fortement cette question dans la période récente est Edmund Husserl, dans son ouvrage intitulé La crise des sciences européennes et la phénoménologie et dans la conférence donnée à Vienne en 1935 (La crise de l'humanité européenne et la philosophie). Il n'est pas question ici de rendre compte de cet ouvrage, mais on peut en donner un aperçu en disant que ce que Husserl analyse est bien la modernité, perçue en tant que « crise ».
On peut aussi arguer comme beaucoup que le champ de l'interrogation intellectuelle connu sous le vocable de Philosophie n'est rien d'autre que l'ouverture d'une crise, d'une brèche ouverte dans les opinions les mieux reçues. L'étymologie grecque du terme (krisis) signifie qu'on a affaire à un « jugement ». Ce qui nous intéresse ici est donc que la modernité se reconnaît comme le champ ouvert à un certain type de problèmes et nécessite des questionnements qui mettent en crise les opinions reçues. La modernité pourrait alors être décrite avec des constantes (par exemple, le grand crédit accordé à un certain type de science). Néanmoins, si la notion de modernité est en soi concevable du fait de sa signification globale (est moderne toute attitude qui s'en prend aux traditions ou au passé), il peut ne pas être très exact, ou en tout cas très clair d'affirmer qu'il y a une modernité. Les nouveaux horizons de la vie politique ouverte par la colère anti-théologique de Machiavel, et des nouveaux espace conquis par la science avec Lord Chancelor Francis Bacon et René Descartes ne sont pas nécessairement à assimiler avec les Lumières médiévales chrétiennes du XIIe siècle et avec les Lumières du XVIIIe siècle.
La modernité se veut en rupture (quelles que soient les significations du terme) avec ce qui précède, notamment les traditions. La chose est nette dans le Discours de la méthode de Descartes, qui remet en cause la scolastique aristotélicienne et une certaine conception du bien vivre humain et, partant, du meilleur régime, puisque le Discours de la méthode indique que, si la recherche de la vérité est bien toujours pour lui la fin que doit poursuivre le philosophe, cette fin a cependant besoin de la recherche du « plus utile » (expression que l'on retrouvera chez un moderne paradoxal, Jean-Jacques Rousseau, à la fin de la première partie du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes) : devenir comme maître et possesseur de la nature, afin de prolonger la vie ou de la conserver. Ce mot d'ordre cartésien est paradigmatique de ce qu'il est convenu d'appeler la modernité, laquelle va produire deux camps distincts et farouchement gardés : les tenants de la nature politique de l'être humain, par définition platoniciens et aristotéliciens, que les critiques rapides taxent « d'essentialisme », et de l'autre côté les partisans de l'idéalisme subjectif, que l'on peut globalement rassembler pour la commodité de l'exposé sous la bannière de l'auto-construction du Sujet (de l'Ego). En un mot et pour être plus clair, on pourra considérer que ce qui détermine le citoyen antique, c'est sa naissance dans une Cité (laquelle va avoir ensuite à se penser par rapport à la Rome de l'Empire et à l'irruption du christianisme en Europe), tandis que le citoyen moderne est un être qui, par nature, échappe à la vie politique et n'y entre que pour constituer et renforcer ce qui lui sera propre (voir : les théories du contrat social). Le modèle ultime de l'abandon de la vie politique se trouve dans la Cinquième Promenade des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. Au passage on voit bien que pour les Modernes, la vie politique est fondée sur la convention, alors que pour les Grecs elle est kata phusin, c'est-à-dire par nature. Par ailleurs, le rejet de la tradition qui caractérise la modernité, ne doit pas faire illusion sur la nature même de la tradition. Comme le souligne quelque part Leo Strauss, la critique de la tradition est devenue à son tour une tradition dans la modernité.
Le fait majeur de la modernité est qu'elle met en scène l'individu humain qui est à lui-même son propre fondement et sa propre fin, indépendamment de toute référence à une transcendance. L'individualisme et la liberté vont par ce fondement être l'alpha et l'oméga caractéristiques des revendications de la vie moderne.
Autrement dit, la modernité est un changement de paradigme politique dans la manière dont l'homme va se représenter le monde. Situé aux temps antiques dans un réseau de rapports hiérarchiques selon sa participation à la vie politique et religieuse, l'individu a progressivement fait prévaloir sa volonté d'agir dans la communauté politique, par le biais du consentement, grâce auquel il abandonne une partie de sa puissance pour bénéficier de droits. On peut noter que la vie religieuse antique fait partie du cadre politique commun : il n'y a pas de rupture entre l'espace privé et l'espace public. Le développement et l'approfondissement des questions touchant la conscience va participer à la dissociation des deux domaines. Une des pistes qui permettrait de penser le passage de l'Antiquité à la Modernité semble pouvoir être cherchée dans l'impact du stoïcisme. Dans le stoïcisme, en effet, l'individu et sa volonté sont valorisés, à la fois dans la définition des biens et dans le rapport de la sagesse à la nature. La théorie de l’oikeiosis, l'idée même de cosmopolitisme, le rapport à l'intériorité sont des thèmes stoïciens, qui sont repris à des degrés divers dans le christianisme platonicien, notamment par saint Augustin.
Cependant, et avant de chercher tout ce que la modernité doit au christianisme, et avant de prendre en bloc l'opinion selon laquelle la modernité serait un « christianisme sécularisé », il faudrait entrer dans les détails de la constitution de la question théologico-politique telle qu'elle se pose à l'Empire Romain chrétien et telle qu'elle s'articule de nouveau dans la Renaissance médiévale des XIIe-XIIIe siècle ouverte par le pontificat de Grégoire VII (1073-1085).
Pour ce qui concerne la Modernité politique, celle des Lumières du XVIIIe siècle et de leurs héritiers, on peut dire que son fondement s'articule autour de la théorie du contrat. L'homme de la modernité va être celui qui, par son travail, accède au statut d'homme libre et partant, de citoyen (cf. John Locke). De l'ancienne aristocratie, on retiendra quelques privilèges, mais la tendance de la modernité est une égalisation des droits, une tendance à nourrir une « passion de l'égalité » (Tocqueville). Il faut aussi noter la sécularisation de la thématique du travail, inséparable de la naissance du [libéralisme]] moderne. Alors que le travail salarié était anciennement mal perçu, au bénéfice du loisir studieux (otium), la modernité va réinvestir l'activité mercenaire qu'est le travail salarié pour en faire un adjuvant de taille dans la promotion du citoyen autonome. Par son travail, l'homme moderne va devenir un Sujet qui va se posséder et qui va étendre son être au-delà de ses limites physiques, grâce au droit et approfondir sa propre substance (selon le titre de l'ouvrage de Georges Poulet, Les métamorphoses du cercle). Ainsi, on aurait tort de sous-estimer la puissance du libéralisme moderne, ainsi que ses effets dans la chute des anciennes monarchies et corollairement dans l'émergence des démocraties libérales et bourgeoises.
Parallèlement, le ego sum, ego existo de Descartes, pure saisie de la pensée par elle-même, outre qu'il est l'acte fondateur de la conscience moderne, acte de cet homme qui ne dépend plus que de sa propre orientation, va faire carrière dans la modernité via l'idéalisme allemand sous la bannière de la conscience subjective et des moyens de son objectivation.
Critiques de la modernité
Le philosophe Alexandre Koyré montre, dans ses études sur les principaux scientifiques des XVIe et XVIIe siècles, que la révolution galiléenne et la découverte du calcul infinitésimal par Leibniz et Newton ont profondément modifié la conscience que l'homme a de lui-même et de sa place dans l'univers. La représentation héliocentrique constitue ainsi une révolution spirituelle autant que scientifique[13]. La révolution copernicienne a substitué un univers infini et homogène au cosmos fini et hiérarchiquement ordonné de la pensée antique et médiévale et a entraîné une refonte des principes premiers de la raison philosophique et scientifique[14].
Le philosophe Dominique Bourg, spécialiste de l'éthique du développement durable, évoque la découverte de la finitude écologique de la Terre dans La nature en politique ou l'enjeu philosophique de l'écologie (2000). Il souligne que cette prise de conscience récente a entraîné dans nos représentations un changement radical de la relation entre l'universel et le singulier. Alors que le paradigme moderne classique postulait que l'universel commandait le singulier, et le général le particulier, on ne peut pas y réduire la relation entre le planétaire et le local. Dans l'univers systémique de l'écologie, la biosphère (le planétaire) et les biotopes (le local) sont interdépendants. Cette interdépendance du local et du planétaire fait voler en éclats le principe moteur de la modernité, qui tendait à abolir toute particularité locale au profit de principes généraux, ce en quoi le projet moderne fut proprement utopique[15].
Il existe bien d'autres critiques de la modernité, par exemple celle que développe René Guénon dans son livre La crise du monde moderne, celle d'Alain Finkielkraut qui parcourt toute son œuvre, ou encore celle de Pierre-André Taguieff dans ses ouvrages sur le progrès (Du Progrès. Biographie d’une utopie moderne et Le Sens du progrès. Une approche historique et philosophique).
Critique de la modernité par le Magistère de l'Église (1907)
Parce que la modernité tend à contredire la tradition – celle de l'Église ou toute autre – le Magistère de l'Église parait avoir voulu, une fois au moins, clarifier sa position critique face à ce qu'il peut recevoir comme une catégorie précise au sein de laquelle la Propagation de la foi pourra toujours être observée voire pondérée de manière à établir les conditions-cadres d'une dilatatio ecclesiae, c'est-à-dire d'une extension de l'assemblée des croyants. Toutefois, cette catégorie[16] se devait d'être a priori soumise à une critique rigoureuse.
Par sa constitution apostolique Lamentabili sane exitu, Pie X a ainsi condamné en 1907 une série de 65 propositions modernistes[17]. Ainsi et par défaut, 30 des 95 propositions ou thèses de 1517 sur les indulgences peuvent rétroactivement apparaître comme recevables. Car l'enjeu réel du moment résidait précisément dans ce concept d'une possible dilatatio qui cependant allait encore devoir trouver sa voie de réalisation en relation avec l'assemblée des croyants de tous bords.
Perspectives
La question de la modernité ouvre des perspectives lourdes de sens. Outre qu'elle déborde largement la Querelle des Anciens et des Modernes, question qui pour autant n'est en rien seulement une affaire littéraire, elle nous renvoie à la question de la vie politique, mais surtout à la mise en cause de l'esprit historique, que dénonçait Nietzsche, pour autant que notre vision de l'histoire discrédite le passé, toujours perçu comme obscurantiste, au profit d'un aujourd'hui, encore moins radieux que demain. Cette vision s'appelle l'historicisme et semble être à l'origine du mal des modernes. Initiée par les interprétations d'Auguste Comte, elle repose sur le déploiement des outils de mesure des Sciences Sociales, pour lesquelles il s'agit avant tout de modifier les structures sociales afin que soit véritablement déployée la justice sur terre. On voit bien ce qui distingue finalement les Modernes des Anciens : alors que la Justice était une qualité de l'âme chez les Anciens (qui en faisait l'enjeu de toute vertu, de toute éducation et de tout rapport à la Loi), elle n'est plus qu'un dispositif inhérent à la structure sociale, ainsi que Bertrand de Jouvenel l'a si brillamment exposé[18]. Il n'est plus besoin de mettre l'accent sur l'éducation afin de produire des âmes nobles et capables de porter les vertus de la vie politique, car la modernité semble n'avoir que faire de la noblesse et des vertus en général. Il faut et il suffit d'atteindre le bonheur par la médecine (Descartes) et d'accéder à des nouveaux droits en changeant l'organisation de la société, laquelle n'aurait pour seule mission que d'établir et de protéger les Droits de l'homme.
La modernité entendue ainsi comme crise, n'apparaît pas seulement comme la mise en question particulière de tel ou tel aspect de la société. En voulant frapper de nullité les cadres de pensée traditionnels concernant la nature humaine et ce qu'il en est du meilleur régime et en établissant l'autonomisation du sujet de droit comme l'horizon indépassable des pratiques humaines, la modernité met en cause l'antique theoria en réduisant toute la question de l'homme à n'être qu'une paroisse de la morale. C'est ainsi que la passion de l'égalité, qui au premier chef apparaît comme le propre de l'homme moderne, et en limitant cette passion par le seul consentement, touche en réalité à la représentation que la modernité se fait de la liberté. C'est Nietzsche, qui, en bon médecin des âmes, fera le bon diagnostic, en identifiant la modernité à une contrée peuplée par le « dernier homme » : un être qui veut jouir des droits, mais qui ne veut pas s'impliquer dans la vie politique, qui veut croire, mais pas en Dieu, etc.
Cependant, si l'on vient de tracer à grands traits les lignes directrices qui donnent à la distinction entre les Anciens et les Modernes toute sa pertinence, il convient de se demander avec plus de précision quelles sont les présupposés qui permettent de penser la Modernité et par quels instruments interprétatifs on peut arriver à en rendre compte. L'entreprise n'est pas aisée, puisqu'il s'agit de procéder à une enquête de dé-sédimentation des opinions les plus farouchement défendues par de fortes idéologies. Quelques philosophes contemporains se sont voués à cette enquête, à commencer par Martin Heidegger, mais aussi Leo Strauss, Karl Löwith, Hannah Arendt, Eric Voegelin ou Jürgen Habermas. Il semblera alors nécessaire, dans une enquête sérieuse, de partir des positions philosophiques anciennes pour aller chercher, chez les interprètes récents, des thèses plus spécifiques. Une position semble-t-il commune à Strauss et Voegelin, mais avec des accents différents et quelques désaccords, est que la modernité s'enracine dans la sécularisation de thématiques chrétiennes.
Dans son livre Théologie politique, Carl Schmitt écrit [19] :
« « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés.» »
Ainsi, pour Heidegger, la modernité n’est pas une simple conception particulière du monde mais proprement « l’époque des conceptions du monde »[20]. Et dans la même veine, pour Henri Meschonnic, il s'agit d'un mot sans référent qui « désigne le présent indéfini de l’apparition », le « mode historique de la subjectivité »[21].
Citation
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« Le moderne est autosuffisant : chaque fois qu’il apparaît, il fonde sa propre tradition » »
— Octavio Paz, Point de convergence. Du romantisme à l’avant-garde. Paris, Gallimard, 1967.
« La modernité est antidémocratique, elle détruit la démocratie là où elle s’installe [22] »
— Francis Dupuis-Déri
Voir aussi
Bibliographie
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Ouvrages
Ouvrages classiques
- Platon, La République
- Aristote, Les Politiques
- Aristote, Éthique à Nicomaque
- Saint Augustin, La Cité de Dieu
- Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live
- Francis Bacon, La sagesse des Anciens
- Francis Bacon, Discours sur la promotion des savoirs
- René Descartes, Discours de la méthode
- René Guénon, La crise du monde moderne
- Spinoza, Tractacus theologico-politicus
- John Locke, Traité du gouvernement civil
- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts
- Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire
- Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique
- Hegel, Phénoménologie de l'esprit
- Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Ouvrages contemporains (par ordre chronologique de la 1ère édition française)
- Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, 1958
- Hannah Arendt, La crise de la culture, 1961
- Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, Fayard, 1973; rééd. Les Mille et une nuit, 2003 (ISBN 978-2-842-05782-4)
- Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison, Gallimard, 1974, 1983 (ISBN 978-2-070-70005-9)
- Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987
- Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988
- Henri Meschonnic, Modernité modernité, Verdier, 1988 (réed. folio-essais Gallimard, 1994 (ISBN 978-2-070-32778-2)
- Alain Touraine, Critique de la modernité, Fayard, 1992 (ISBN 2-213-03005-7)
- Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, Gallimard, 1999 (ISBN 978-2-07073-147-3)
- Aihwa Ong, « Modernity : Anthropological Aspects », dans International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, vol. 15. N. J. Smelser et Paul B. Baltes, p. 9944-49. Oxford, Pergamon, 2001
- Charles Taylor, Le Malaise de la modernité, Cerf, 2002, (ISBN 978-2-204-07066-9)
- Karl Löwith, Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Gallimard, 2002
- Emile Perreau-Saussine, Les libéraux face aux révolutions : 1688, 1789, 1917, 1933, Commentaire, printemps 2005, p. 181-193. [PDF] Lire en ligne
- Claude Fouquet, Histoire critique de la modernité, L'Harmattan, 2007 (ISBN 978-2-29603-505-8)
- Luca Corchia, « Il concetto di modernità in Jürgen Habermas. Un indice ragionato », in The Lab's Quarterly, 2, 2008, ISSN 2035-5548.
- Bernard Dumont, Gilles Dumont, Christophe Réveillard, La guerre civile perpétuelle. Aux origines modernes de la dissociété, coll. « Philosophie politique », Artège, 2012 (ISBN 978-2-36040-072-0)
- Jacques Attali, Histoire de la modernité : comment l'humanité pense son avenir, Robert Laffont, 2013. (ISBN 978-2-22111-689-0)
- François Jarrige et Emmanuel Fureix La modernité désenchantée, La Découverte, 2015. (ISBN 978-2-70717-157-3)
Études
- Articles
- Raulet Gérard, « La tradition et la modernité ? », in Encyclopédie philosophique universelle, tome 4 (Agora philosophique), Paris, PUF, 1998.
Articles connexes
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Liens externes
- "Vertiges de la modernité", le dossier de la revue Conflits actuels.
Notes et références
- Notes
- ↑ C'est notamment la position du courant postmoderniste, qui s'inscrit dans cette contradiction
- Références
- 1 2 3 4 Yves Vadé, présentation de Ce que modernité veut dire, volume 1. Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1994.
- ↑ Georges Balandier, http://www.puf.com/wiki/Dictionnaire:Dictionnaire_des_sciences_humaines/TRADITION_ET_MODERNIT%C3%89 Tradition et Modernité], Dictionnaire des sciences humaines, P.U.F.
- ↑ Ivan Illich, La perte des sens. Paris, Fayard, 2004 (ISBN 2-213-61391-5) « [ ... ] les techniques de la mise en page qui, au XIIe siècle, détachèrent le texte de la page. La nouvelle suite de mots qui s'adressait directement à l'esprit par l'œil, plutôt que par l'oreille, fut la technique critique qui propulsa la mentalité occidentale dans la modernité. » (Préface, p. 7). Voir aussi l'ensemble de Du lisible au visible : la naissance du texte dans ses Œuvres complètes (ISBN 2-213-61954-9).
- ↑ H.R. Jauss, « La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d'aujourd'hui », dans Id., Pour une esthétique de la réception. Traduit de l'allemand par C. Maillard. Paris, Gallimard, « Tel, n° 169 », 1978, p. 118-209.
- ↑ Bertholdi Annales, dans Monumenta Germaniae Historica, Scriptores, tome 5 (éd. G.H. Pertz, Hannover, 1844), p. 277, lignes 25-26 : ... (constitutiones) quas modernitas nostra omnino ferme dedidicerat et annullauerat ... (« ... [institutions] que notre modernité avait presque complètement désapprises et rejetées dans le néant ...»).
- ↑ Pseudo-Priscien, De accentibus, 46 = 3, 528, 18. L'épithète se lit aussi dans un texte mieux daté, la lettre du pape Gélase Ier (492-496) aux évêques Rufinus et Aprilis (Patrologia Latina, tome 59, 1862, col. 152 C) : Quis aut leges principum aut patrum regulas aut admonitiones modernas dicat debere contemni ... ?, « Qui dirait qu'il faut mépriser les lois des empereurs, les règles des Pères ou les admonitions modernes ... ? »).
- ↑ Georges Chastellain, Les exposicions sur Vérité mal prise, éd. Jean-Claude Delclos. Paris, H. Champion, 2005 (= Textes de la Renaissance, 90), p. 84 : « ... tout le monde se perçoit de leur venin viel et moderne ...».
- ↑ Horace de Saint-Aubin (pseudonyme de Balzac), Le Centenaire ou les deux Béringheld (1822) : « ... les peintres de tous les âges de la modernité ...».
- ↑ M. O.-T., t. IV, p. 183 : « La vulgarité, la modernité de la douane et du passeport, contrastaient avec l'orage, la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent ».
- ↑ Voir Yves Vadé, « L'invention de la modernité », dans Id., Ce que modernité veut dire (1994), p. 51-52.
- ↑ Y. Vadé, op. cit., p. 52.
- ↑ Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas un chrétien. New York, Simon and Schuster, 1957.
- ↑ Alexandre Koyré, Du monde clos à l'univers infini. Paris, Gallimard, « Tel, n° 129 », 1991.
- ↑ Alexandre Koyré, Études d'histoire de la pensée philosophique (A. Colin, 1961 ; rééd. Gallimard, « Tel, n° 57 », 1981), avant-propos
- ↑ Dominique Bourg, La nature en politique ou l'enjeu philosophique de l'écologie. Paris, L'Harmattan, 2000.
- ↑ Invocation de Meyerson et Brunschvicg sur l'initiative du Père Stanislas Breton, in Entretiens du Centre romain de Comparaison et de Synthèse (1954, 1959/60), par F. Gonseth, La métaphysique et l'ouverture à l'expérience. Paris, P.U.F., 1960, p. 29.
- ↑ Cette constitution a été donnée trois-cent soixante deux jours avant le 30 juin 1908.
- ↑ [réf. souhaitée]
- ↑ C. Schmitt, Théologie politique, p. 46.
- ↑ M. Heidegger, « L’époque des conceptions du monde », in Chemins qui ne mènent nulle part. Paris, Gallimard, 1962, p. 99-146)
- ↑ H. Meschonnic, Modernité modernité (1988 et 1994).
- ↑ youtu.be/KVW5ogGDlts (minute 14)
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